L’experte du climat Yamina Saheb souligne, dans une tribune au Monde, la contradiction entre l’objectif de neutralité carbone affiché par le gouvernement et son soutien à la protection des investissements pétroliers par les traités internationaux.
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TRIBUNE | Alors qu’à Paris pleuvent les propositions de la convention citoyenne en faveur d’une relance verte visant la neutralité carbone, reprises en chœur par le gouvernement, ce même gouvernement fait, à Bruxelles, tout pour prolonger l’application du traité de la charte de l’énergie (TCE), un accord multilatéral de 1994 ratifié par la France en 1999 pour… protéger les investissements étrangers dans les énergies fossiles.
Le TCE permet aux investisseurs étrangers d’exiger des compensations exorbitantes de la part des Etats qui modifieraient leur législation dans le secteur de l’énergie, du fait de l’impact que ces changements pourraient avoir sur leurs investissements et sur leurs bénéfices escomptés. Ces demandes de compensation sont présentées devant des tribunaux d’arbitrage privés par des avocats d’affaires bien rodés à extorquer de l’argent public au nom des « attentes légitimes des investisseurs étrangers ».
À ce jour, le TCE a été invoqué dans au moins 130 cas de litige entre investisseurs étrangers et Etats. Parmi les litiges connus, 64 % sont des différends intra-européens, liés en particulier à la révision des subventions à la production d’électricité.
Bien souvent, les investisseurs étrangers n’attendent même pas qu’une nouvelle législation soit votée. Il leur suffit de brandir la menace d’une demande de compensation devant les tribunaux d’arbitrage privés pour que les gouvernements abdiquent. Ce fut, notamment, le cas de la loi Hulot sur la fin de l’exploration et de l’exploitation des hydrocarbures, qui fut vidée de sa substance par la simple menace de la société canadienne Vermillion qui considérait que la loi « viole les engagements internationaux de la France en tant que membre du Traité sur la Charte de l’Energie de 1994 ».
À l’origine, le TCE avait été conçu pour sécuriser l’approvisionnement de l’Europe de l’Ouest en énergies fossiles à partir des Républiques du bloc soviétique, en protégeant les opérations des compagnies pétrolières occidentales dans ces pays. Mais la décision de la Russie, principal fournisseur de l’Union en énergies fossiles, de se retirer du TCE en 2009, a mis ce traité en situation de mort cérébrale.
Depuis, un processus de réforme du Traité a été enclenché par ses signataires, l’un des objectifs étant de remplacer la Russie par d’autres pays abritant d’importantes réserves en énergies fossiles, principalement des pays africains. Cette extension du TCE serait d’ailleurs principalement financée par les fonds de développement de l’Union européenne (UE).
La France et les autres pays de l’Union (sauf l’Italie que s’est retirée du TCE en 2015), ont donné en 2019 mandat à la Commission européenne pour négocier les modifications à apporter au traité. Sur la base de ce mandat, la Commission a préparé avec les Etats membres une série de propositions.
L’objectif affiché des négociations est d’aligner le TCE avec les exigences des nouveaux accords internationaux, et en particulier l’Accord de Paris sur le climat. Toutefois, les propositions européennes connues à ce jour sont peu ambitieuses, et surtout incompatibles avec les engagements de lutte contre les changements climatiques. Il n’est par exemple pas proposé de mettre fin à la protection des investissements étrangers dans les énergies fossiles, ce qui est pour le moins surprenant après l’accord historique signé en 2019 par les ministres des Finance de l’UE interdisant à partir de 2022 à la Banque européenne d’investissement (BEI) de soutenir des investissements dans les énergies fossiles en Europe.
Par ailleurs, comme le montre le rapport « Modernisation of the Energy Charter Treaty » (OpenExp, janvier 2020), les émissions de gaz à effet de serre (GES) placées sous la protection du TCE depuis son entrée en vigueur en 1998 sont supérieures au budget carbone de l’UE prévu pour la période 2018-2050. Si rien ne change, les émissions de GES protégées par le TCE seraient équivalentes à environ un tiers du budget carbone mondial d’ici 2050. De plus, sur la base des investissement étrangers réalisés dans les pays signataires du TCE jusqu’en janvier 2020, les actifs fossiles potentiellement « échoués » (« stranded assets », c’est-à-dire dévalorisés par l’évolution de l’environnement, de la législation ou des technologies), mais protégés par le TCE, seraient déjà de l’ordre de 879 milliards d’euros et pourraient atteindre 2 150 milliards d’ici 2050 si les énergies fossiles ne sont pas exclues du TCE.
Les négociations sur la modernisation du TCE doivent avoir lieu pendant l’été 2020, derrière des portes closes aux élus et à la société civile. Les parlementaires français et européens ne doivent pas attendre l’arrivée du TCE « modernisé » sur leurs bureaux pour se saisir du dossier. Il leur incombe de saisir dès aujourd’hui le gouvernement pour qu’il exige d’exclure du texte la protection des investissements étrangers dans les énergies fossiles. Et si le gouvernement veut être cohérent avec l’objectif de neutralité carbone voté par le Parlement en 2019, il doit retirer la France du TCE si cette protection est maintenue dans le Traité révisé.