Avec Lefty !, le théâtre fait dialoguer l’alerte de 1935 et de 2023

Les 4 et 5 février 2023 à la MC93 se jouera la pièce Lefty ! adaptée du texte de Clifford Odets par Natascha Rudolf et Laurent Cibien. Cette adaptation met en lumière l’actualité des luttes pour nos droits, des chauffeurs VTC aux soignants de l’hôpital public en passant par les lanceurs et les lanceuses d’alerte. Deux lanceurs d’alerte accompagnés par la MLA ont participé à cette aventure extraordinaire de création théâtrale. Une « catharsis » dont ils nous partagent les coulisses, aux côtés de la metteuse en scène et du documentariste.
Lefty est une pièce des années 1930, qui se passe aux États-Unis au sujet d’une grève de chauffeurs de taxi. Comment connectez-vous cette problématique aux temps présents ?

Laurent Cibien : « Waiting for Lefty », le texte d’origine, a en effet été écrit en 1935 par le dramaturge américain Clifford Odets. C’est une pièce inspirée d’une véritable grève de taxis new-yorkais qui avait duré plusieurs semaines l’année précédente et donné lieu à des affrontements avec la police. Odets était membre du Group Theater, une troupe de théâtre « engagée », de gauche. Il était proche du Parti Communiste, comme son ami Elia Kazan, alors acteur de la troupe, et futur réalisateur célèbre. Cette pièce s’inscrit dans un moment particulier de l’histoire des États-Unis : c’est la grande récession des années 30, avec des millions de chômeurs, c’est une période de forte agitation sociale, un moment « révolutionnaire » dans l’histoire américaine, et ce texte en est un témoin.

Natascha Rudolf : Il a clairement une vocation d’agit-prop (agitation-propagande) : il s’agit d’un appel à la lutte, et dans ce cas, à la grève. Pour toutes ces raisons, après l’avoir lu et traduit, j’ai eu l’intuition qu’il était possible de le « réactiver », de le faire résonner dans la France d’aujourd’hui.

Quelle place pour l’alerte et les lanceurs d’alerte dans ce travail de « réactivation » ?

NR : La pièce comporte des flashbacks intimes dans lesquels les différents personnages racontent les raisons pour lesquelles ils décident de se battre pour leurs droits et leur dignité. Un de ces flashbacks raconte l’histoire de Miller. Avant d’être chauffeur de taxi, il travaillait comme assistant de laboratoire dans une grande entreprise du lobby militaro-industriel. Son patron le convoque pour lui proposer une augmentation de salaire, en échange de laquelle il lui demande d’espionner un de ses collègues. Miller refuse d’obéir à cet ordre qu’il estime illégal et immoral. Je laisse aux spectateurs le soin de découvrir comment cette scène se termine, mais ce personnage m’est apparu comme une sorte d’ancêtre des lanceurs d’alerte contemporains.

LC : Notre travail de « réactivation » de la pièce nous a finalement conduit à croiser la route de lanceurs d’alerte, au sens large. Non seulement des personnes soutenues par la Maison des Lanceurs d’Alerte, mais aussi un collectif de chauffeurs VTC qui dénoncent la mainmise de multinationales telles qu’Uber sur nos vies à travers le contrôle des algorithmes, ou encore des membres du personnel soignant de l’hôpital Avicenne, à Bobigny, qui ne cessent d’essayer d’avertir le grand public de l’effondrement du secteur public hospitalier. Cette question de l’alerte est devenue un fil rouge du spectacle Lefty !

Comment s’est opérée la collaboration avec les lanceurs d’alerte soutenus par la Maison des Lanceurs d’Alerte ?

NR : Ma démarche a consisté à confronter le texte d’origine, celui de Odets, au regard et à l’expérience de ces personnes impliquées dans des luttes d’aujourd’hui : chauffeurs VTC, soignants d’Avicenne, et donc, un groupe de lanceurs d’alerte soutenus par la MLA. Ils nous ont raconté leur histoire et leur parcours, ont commenté la pièce, pointé les échos et les différences avec leur propre situation… À partir de ce travail, qui a duré près d’un an et demi, nous avons écrit de nouvelles scènes qui viennent s’insérer dans le texte d’origine, comme une rencontre entre 1935 et 2023, entre fiction et réel. Et nous avons proposé à ceux qui le souhaitaient, d’être sur le plateau avec les comédiens professionnels.

Malo, lanceur d’alerte : Au tout début, Natascha [Rudolf] et Laurent [Cibien] sont venus à une de nos réunions de lanceurs d’alerte pour présenter le projet. Nous sommes allés voir une lecture de la pièce telle qu’elle a été présentée en 1935. Ce qui est arrivé à cette époque est très parlant pour nous qui dénonçons des situations relatives aux conditions sociales, des mauvais traitements, de la corruption, des détournements de fonds… que ce soit de la part d’administrations ou d’entreprises privées. On pouvait faire une transposition eu égard à l’actualité de la pièce et qui est le miroir réel de nos propres situations vécues en tant que lanceurs d’alerte.

Magali, lanceuse d’alerte : Oui, nous avons tous été percutés par l’actualité de la pièce qui nous faisait revivre, à travers des personnages, ce que nous avions vécu. Des mots utilisés dans la pièce étaient exactement les mêmes que ceux que nous utilisions en réunion. On a essayé de faire des parallèles avec d’autres histoires, avec des mythes… On a contribué à faire évoluer la pièce.

LC : Nous avons demandé aux lanceurs d’alerte si ils s’identifiaient à une figure, fictionnelle, historique ou mythologique, qui pourrait symboliser leur combat. Magali nous a mis sur la piste du personnage de Prométhée – le Dieu qui a désobéit aux Dieux en apportant le feu, et donc la lumière, aux humains et qui, pour cela, est puni.

NR : C’était une piste très… prometteuse, qui m’a conduite à imaginer un lanceur d’alerte parlant à la manière d’Eschyle.

Malo : Et c’est moi – donc un véritable lanceur d’alerte – qui incarne ce Prométhée sur scène.

Qu’est-ce que la participation à ce projet vous a apporté, dans votre parcours d’alerte ?

Magali : Ça a été très cathartique de dire les choses et que ce soit compris. Il y a une forme à la fois de violence et de douceur à ce qu’avec des mots autres, Natascha ait réussi à dire ce qu’on a vécu. On se dit qu’enfin, il y a quelqu’un qui a compris et qu’avec un peu de chance, elle arrivera à faire passer un message que nous avons du mal à faire passer nous-mêmes. Ça m’a permis de prendre du recul, de la hauteur.

Malo : D’une certaine manière, c’est un peu comme une autre thérapie. La parole est libre en théâtre. On peut dire les choses clairement et voir que les acteurs et le metteur en scène comprennent et réécrivent, parfois de manière très poétique mais aussi très réaliste, ce qu’il s’est passé en une page – là où dans une procédure en justice, il faut des pages et des pages et des pages… C’est assez rassurant de comprendre que le théâtre nous comprend. C’est un soutien de plus.

Espérez-vous que cette pièce fasse bouger des lignes ?

Malo : Pour moi c’est une autre manière de faire passer un message. C’est un autre véhicule de lutte. La plupart des personnes ne savent pas ce qu’est un lanceur d’alerte, ne peuvent pas imaginer les conséquences sur notre vie personnelle, sur notre santé, sur notre vie intime, sur notre carrière ; nous sommes ostracisés pour avoir été honnêtes et avoir osé dénoncé la corruption, le détournement de fonds publics, les conflits d’intérêts. Le théâtre le traduit dans un langage auquel nous ne sommes pas habitués, ni nous, ni nos avocats, ni la MLA. Je vais jouer le rôle de Prométhée, attaché à un rocher pour avoir été honnête et avoir dénoncé les agissements de Zeus, et qui, chaque jour, voit un aigle lui dévorer le foie. Quand on lance l’alerte, les pratiques sont les mêmes : la personne qui dénonce est massacrée psychologiquement. L’entreprise dont j’ai dénoncé les agissements, c’est cet aigle qui vient me dévorer tous les jours.

Magali : Tous les lanceurs d’alerte n’ont pas droit à une série sur Netflix. Lefty ! montre bien que c’est « Monsieur tout le monde » : un père de famille, une travailleuse… La question est celle des valeurs : à quel moment tu dis « non » parce que tes valeurs sont plus fortes ? Ça peut tous nous arriver. Si moi je ne suis pas audible, si ma corporation ne veut pas entendre, cette pièce va être vue par peut-être 100, 1 000, 10 000 personnes qui vont se dire qu’en fait, ce qu’il se passe est grave. Et lorsqu’elles seront confrontées à une alerte, elles feront les choses différemment. Elles ne se tairont pas. Lorsque j’ai lancé l’alerte, j’ai reçu un courrier où des collègues disaient qu’il fallait me lyncher. Peut-être que les personnes qui verront cette pièce ne réagiront pas comme ça. Ça peut contribuer à rendre le monde meilleur. C’est très utopique mais si on ne le fait pas, ça ne risque pas d’évoluer.

Crédits photo : Natascha Rudolf © Dominique Aru ; Waiting for Lefty – Archive © DR ; Lecture de Waiting for Lefty à la Bourse du Travail © L9T