Chambre d’agriculture de la Vienne : pour le lanceur d’alerte Hervé Gasse, « ce qui est inquiétant, c’est le temps qui passe »

Des valeurs et de l’abnégation. C’est ce qu’il a fallu à Hervé Gasse pour agir. En septembre 2018, quatre mois avant les élections qui devaient en renouveler les membres, il intègre la Chambre d’agriculture de la Vienne en tant que Directeur général. Un poste à hautes responsabilités dans un département dont 68 % du territoire est couvert par l’agriculture qui représente, avec l’agroalimentaire, 12 % des emplois.

Il prend alors la tête d’un établissement public de 46 élus et 75 salariés au service des agriculteurs et agricultrices viennois.

Mais très vite, il constate un certain nombre de dysfonctionnements et d’irrégularités dans le fonctionnement de la Chambre. Un fonctionnement qu’il qualifie alors « d’anarchique », avec en particulier un manque de préparation sur les aspects budgétaires, une absence de procédure et de suivi, un enchevêtrement d’accords et de conventions bizarres ou injustifiées. « Cela faisait porter un risque juridique majeur sur la Chambre et mettait en péril sa situation financière sur la durée. Et cela durait depuis des années » explique-t-il. « En tant que Directeur général d’un établissement public, j’avais alors le souci de garantir à la tutelle un accès à des informations qualifiées, fiables et certaines ; de mettre en place un fonctionnement fluide, respectueux du mandat confié par l’État ; de défendre les intérêts des agriculteurs. »

Début octobre 2018, soit trois semaines après son arrivée, il alerte les élus et les cadres. « Je voulais que chacun prenne ses responsabilités et qu’on en vienne à une gestion saine et non partisane. Progressivement, on a fait disparaître mes interventions des comptes rendus de bureau, on m’écartait de la réunion des finances, on ne me permettait pas de prendre la parole en session. On m’imposait des ordres du jour, m’enlevait de listes de diffusion. Je n’étais pas avisé d’informations importantes… Pourtant, les diagnostics n’ont jamais été contestés en interne. Par contre, il ne fallait pas en parler, nous étions en période pré-électorale, il fallait cacher cela sous la table, garder le silence. »

Hervé Gasse, ancien Directeur général, a dénoncé en 2018 des irrégularités dans la gestion de la Chambre d’agriculture de la Vienne. Une enquête est en cours.

Une omerta d’autant plus préoccupante que la Chambre d’agriculture de la Vienne n’est pas la seule concernée. Le 18 mars dernier, la Cour des comptes saluait un réseau « très sollicité » mais « sans pilotage efficace ». Dans son rapport, elle pointe une organisation « coûteuse », des retards qui s’expliquent, dans bien des cas, par la « réticence des chambres départementales » à mutualiser leurs ressources par exemple. En matière de gestion, des « améliorations importantes » sont, selon elle, « nécessaires ». Elle signale que « la situation financière des chambres d’agriculture s’était globalement dégradée au cours des années 2012 à 2014 » et appelle à une « meilleure maîtrise des dépenses ». Des constats déjà dressés en 2017. Les dernières observations de la Chambre régionale des comptes de Poitou-Charentes sur la gestion de la Chambre d’agriculture de la Vienne remontent, quant à elles, à 2004 pour la période 1993-1998, soit il y a plus de 22 ans.

Pourtant, Hervé Gasse est, à ce jour, un des rares directeurs d’établissements consulaires en France, à avoir pris la parole. Il était pourtant encore en période probatoire lorsqu’il a signalé les faits – en « stage » comme le veut la formule dans ce type d’établissement : une période d’un an durant laquelle ses fonctions peuvent cesser à tout moment. « Ça s’est imposé à moi : j’étais Directeur Général et en qualité de Directeur Général, j’avais l’obligation de respecter la loi, de garder conscience et lucidité, de ne pas être complice d’actions irrégulières. »

Pour lui, c’est « la recherche avec force de l’intérêt général » qui doit guider l’action des élus. Le 7 mars 2019, il saisit le procureur de la République qui estime que le dossier contient suffisamment d’éléments pour ouvrir une enquête. « J’ai attendu que les élections soient terminées pour ne pas entraver le processus démocratique. Durant toute ma période d’emploi, j’ai agi de manière loyale vis-à-vis des élus et de l’établissement. Mais en même temps que j’avançais sur les dossiers, je me rendais compte qu’il serait difficile de modifier les habitudes, qu’il n’y avait pas de volonté de réel changement. Il m’était impossible de résoudre tous ces problèmes si je n’étais pas aidé par les élus. Mais eux voyaient mon action comme une remise en cause de leurs actions précédentes, une menace. »

Trois semaines après son signalement, le 29 mars, il est congédié. « Pour moi, c’est une sanction disciplinaire. J’ai engagé, depuis, un recours devant le tribunal administratif. »

Le dernier rapport de la Cour des comptes concernant le réseau des Chambres d’agriculture, publié en mars 2021, pointe un pilotage inefficace, une organisation coûteuse, une absence de suivi des activités et appelle à une meilleure maîtrise des dépenses.

Il est soutenu dans sa démarche par la Maison des Lanceurs d’Alerte ainsi que par la Défenseure des droits, au terme d’une analyse contradictoire où la Chambre d’agriculture a, elle aussi, été questionnée. Tous deux reconnaissent, preuves à l’appui, qu’Hervé Gasse a agi « de bonne foi », dans le souci de l’intérêt général, en respectant une procédure graduée et avec le devoir de réserve attaché à ses fonctions. « Ce que j’ai dit, je l’ai dit avec retenue, mesure et responsabilité » rappelle-t-il.

La Défenseure des droits souligne, quant à elle, que la chronologie des faits renforce la présomption que Monsieur Gasse a été congédié en raison de ses signalements et que l’administration n’apporte pas d’éléments contraires.

« En fait, sans même le savoir, je me suis placé dans le cadre de la loi Sapin 2 : il y a des paliers et je les ai respectés : d’abord la hiérarchie, les élus et les cadres ; puis la Justice. J’ai agi dans le cadre des prérogatives d’un Directeur général. » Son cas illustre toutefois les limites de cette législation complexe et qui reste mal connue des salariés. « Les lanceurs d’alerte agissent intuitivement. Ils ne connaissent souvent pas les détails de la loi avant d’agir, explique Juliette Alibert, avocate auprès de la Maison des Lanceurs d’Alerte. Certains s’y prennent mal et perdent le bénéfice d’une protection parce qu’ils n’ont pas été informés suffisamment en amont. »

Comme de nombreux lanceurs d’alerte, la situation d’Hervé Gasse montre également les limites d’une loi qui protège a posteriori. « C’est un chemin de croix. La perception de l’alerte et des lanceurs d’alerte, pour certains, c’est romantique. Ils voient les films où on raconte l’histoire des plus célèbres lanceurs d’alerte mais quand on regarde de plus près, pour tous les lanceurs d’alerte ou presque, chaque révélation est suivie d’intimidations, de pressions, de dénigrement… La difficulté avec la loi Sapin 2, c’est que vous êtes reconnus dans vos droits a posteriori. En réalité, vous êtes seul, trop seul. »

Les terres agricoles représentent 68% du territoire de la Vienne et, avec l’agroalimentaire, 12% des emplois. © Marvin Meyer

Ce qui inquiète le lanceur d’alerte et ses soutiens, c’est aussi le temps qui passe. La Justice enquête aujourd’hui depuis près de deux ans sur le cas de la Chambre d’agriculture de la Vienne. « Les dossiers sont lourds, la justice prend le temps d’enquêter, c’est normal, mais pour les lanceurs d’alerte, c’est dur de tenir dans la durée » témoigne Juliette Alibert. Hervé Gasse a également saisi l’AFA – l’Agence Française Anti-corruption – mais elle n’a aucune obligation d’informer le lanceur d’alerte sur la nature des suites données à son alerte.

Pour la Maison des Lanceurs d’Alerte, c’est une autre faille majeure du droit français : « En France, aucune autorité n’est en charge de s’assurer que les alertes sont traitées. Parfois, les lanceurs d’alerte errent d’institutions en institutions sans avoir la certitude que leur signalement sera suivi d’effets » explique Jean-Philippe Foegle, chargé du plaidoyer de la Maison des Lanceurs d’Alerte. « Nous proposons que le Défenseur des droits joue ce rôle et vérifie que l’alerte est traitée dans un délai de trois mois car il s’agit d’enjeux qui nous concernent toutes et tous. »

Hervé Gasse acquiesce : « Ce que j’attends, c’est qu’un travail d’investigation complet soit fait, que la vérité émerge. Je ne suis pas un héros, je suis juste une personne responsable, qui était engagée dans sa charge et qui a essayé, à son niveau, de défendre l’intérêt général. »

 

 

 

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