Ce texte a initialement été publié le 10/12/2020 dans Libération. Voir la publication originale.
Gestion de la crise sanitaire, fraude fiscale, pollutions, surveillance des citoyens, conflits d’intérêts, fuites de données personnelles, violences policières : qu’ils soient fonctionnaires, aides-soignants, banquiers, médecins, chauffeurs ou encore policiers, nombre d’inconnus ont pris des risques pour défendre l’intérêt général. Mais ces Davids qui s’attaquent aux Goliaths sont trop souvent exposés au risque de représailles. La démocratie doit les protéger sans trembler, sans quoi ils disparaîtront et, avec eux, leurs combats d’intérêt général.
Si la France a été pionnière en la matière en adoptant la loi Sapin 2, la protection prévue par ce texte reste à ce jour lacunaire. Le système actuel impose en effet aux lanceurs d’alerte de signaler en premier lieu à leur employeur les dysfonctionnements dont ils sont les témoins, ce qui revient trop souvent à les jeter dans la gueule du loup. La culture de l’alerte est insuffisante pour faire face aux entreprises récalcitrantes voire délinquantes : il n’est pas rare qu’un salarié soit licencié pour avoir alerté. Si, aux yeux de la loi, un tel licenciement est discriminatoire et peut être annulé, cette situation n’en reste pas moins terriblement anxiogène, destructrice et décourageante.
La directive européenne sur la protection des personnes qui signalent des atteintes aux droits de l’Union, adoptée le 23 octobre 2019 a pris la mesure de cette problématique démocratique en supprimant ce premier palier et en étendant la protection des lanceurs d’alerte.
Or, il reste un an à la France, comme aux autres pays de l’Union Européenne, pour transposer cette directive. De nombreux acteurs de premier plan ont souligné l’importance d’une transposition ambitieuse : le Défenseur des droits, le Conseil de l’Europe, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) et le Comité Economique et Social Environnemental (CESE). Dans une lettre ouverte publiée le 7 novembre 2019, la Maison des Lanceurs d’Alerte avait, aux côtés de 61 organisations, alerté le Président de la République et les présidents des assemblées sur la nécessité d’améliorer rapidement la protection des personnes qui signalent des menaces graves pour l’intérêt général. Nous n’avons à ce jour eu connaissance d’aucune initiative gouvernementale en ce sens.
Déjà mobilisés en amont de la loi Sapin 2, nous souhaitons aujourd’hui, du fait de l’expertise de nos structures, être pleinement associés à la rédaction du texte de transposition.
En premier lieu, le champ de protection doit être élargi pour que toute personne contribuant à divulguer des atteintes à l’intérêt général soit protégée. Nous proposons en ce sens que le statut de lanceur d’alerte puisse être attribué aux personnes morales, qui jouent souvent le rôle de porte-voix de lanceurs d’alerte qui, seuls, restent vulnérables. Le rôle de facilitateur et la protection qui leur est due doivent aussi être étendus aux syndicats et ONG dont la mission est l’alerte éthique. Nos organisations, et notamment la Maison des Lanceurs d’Alerte, pourront ainsi conseiller les lanceurs d’alerte et les accompagner sans exposer les individus à des poursuites abusives.
Il est souhaitable que la future loi inclue un dispositif spécifique relatif aux questions de sécurité nationale et de secret défense, en accord avec les exigences de la CEDH. Si le secret de la défense nationale est nécessaire pour faire face aux menaces, ce dernier ne doit pas servir à masquer des violations de l’intérêt public telles que celles révélées par Edward Snowden.
En second lieu, les mesures de protection doivent être renforcées pour que les lanceurs d’alerte puissent faire face à l’ensemble des menaces pesant sur eux. L’accès des lanceurs d’alerte étrangers au statut de réfugié doit être facilité. La criminalisation des actes permettant d’obtenir des informations doit se limiter aux effractions à des fins d’avantages personnels sans lien avec un signalement d’intérêt public. L’expérience d’Antoine Deltour, lanceur d’alerte des Luxleaks, montre en effet que les lanceurs d’alerte peuvent faire l’objet de poursuites abusives pour avoir collecté en interne des documents pourtant indispensables à la manifestation de la vérité.
Troisièmement, la future législation doit être claire, transparente et accessible. Nous préconisons donc que la transposition soit l’occasion de désigner, par domaine, les autorités externes compétentes pour traiter les signalements et informer le lanceur d’alerte.
Nous appelons, de surcroît, au renforcement des missions et des moyens du Défenseur des droits, qui doit être en capacité d’accorder une assistance juridique aux lanceurs d’alerte, mais doit aussi leur faciliter l’accès à une aide psychologique et financière. À cet égard, et parce que les lanceurs d’alerte sont souvent dans des situations de détresse et de précarité, nous appelons à la création d’un fonds de soutien (abondé par les amendes) chargé d’apporter une aide matérielle à ces personnes.
Enfin, la transposition offre l’opportunité de nous doter d’une politique publique cohérente en matière de traitement des alertes et de soutien à leurs lanceurs. La loi doit favoriser la coordination des autorités chargées de traiter les alertes pour créer un écosystème administratif permettant qu’elles ne soient pas lancées en vain. Les personnes chargées de les recevoir au sein des organisations concernées doivent voir leur indépendance garantie : elles ne doivent rendre compte directement qu’au sommet de la hiérarchie.
Avec cette directive nous avons la possibilité de montrer une Europe qui protège les droits fondamentaux, garantit les libertés et encourage l’exercice démocratique de ses citoyens, syndicats et ONG. Il y a là une opportunité de construire un État exemplaire qui lutte activement contre les atteintes à l’intérêt général en garantissant aux citoyens les droits et les moyens de s’informer et d’agir.
Nous veillerons à ce que cette transposition soit à la hauteur de ces enjeux.
Signataires
aux côtés de la Maison des Lanceurs d’Alerte
Pierrick Aillard, Secrétaire général de l’URI CFDT Auvergne-Rhône-Alpes
Nayla Ajaltouni, Coordinatrice du Collectif Éthique sur l’étiquette
Anticor
Arnaud Apoteker, Délégué général de Justice Pesticides
Marc Arazi, Co-fondateur et président d’Alerte Phonegate
Sébastien Arsac, Co-fondateur de l’association L214
Sophie Binet, UGICT-CGT
Lise Blanchet, Vice présidente de la Scam, présidente de la commission des journalistes Scam
Félix Briaud, Informer n’est pas un délit
Sylvie Bukhari-de Pontual, Présidente du CCFD – Terre Solidaire
Catherine Caille, Retraitée
Michel Crépin, Secrétaire général de la CFDT Hauts-de-France
Antoine Deltour, Lanceur d’alerte des Luxleaks
Michel Diard, Journaliste honoraire, ex-secrétaire général du SNJ-CGT
Mathilde Dupré, Codirectrice de l’Institut Veblen
Dominique Fabre, Secrétaire générale de la CFDT Retraités
Brigitte Gothière, Cofondatrice de l’association L214
Philippe Guillaume, Journaliste, scénariste, membre des Économistes Atterrés
Olivier Guivarch, Fédération des Services CFDT
Delphine Halgand, Directrice du Signals Network
Kevin Jean, Sciences Citoyennes
Jean-Francois Julliard, Directeur général de Greenpeace France
Ingrid Kragl, Directrice de l’information de Foodwatch
Nicolas Laarman, Délégué général de POLLINIS
Bruno Lamour, Secrétaire général de la Fep-CFDT
Claire Le Calonnec, Secrétaire générale de la fédération Interco CFDT
Francine Lepany, Présidente de Sherpa
John Paul Lepers, Directeur de la rédaction LaTéléLibre
Diego Melchior, Secrétaire général de la CFDT Île-de-France
Isabelle Mercier, CFDT Pays de la Loire
Nicole Marie Meyer, Lanceuse d’alerte
Mathieu Molard, Rédacteur en chef de StreetPress.com
Patrick Monfort, DR CNRS, Secrétaire général du SNCS-FSU
Laëtitia Moreau, Présidente de la Scam, société civile des auteurs multimédia
Jérôme Morin, Secrétaire général F3C CFDT
Edouard Perrin, Journaliste
Olivier Petitjean, Coordinateur de l’Observatoire des multinationales
Grégoire Pouget, Président co-fondateur de Nothing2Hide
Réseau Sortir du Nucléaire
Gilles Reynaud, Président de l’association Ma Zone Contrôlée
Sabine Rosset, Directrice de Bloom
Malik Salemkour, Président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH)
Société des personnels de l’Humanité
SDR de l’hebdomadaire La Vie
Henri Sterdyniak, Co-animateur des Économistes Atterrés
Jacques Testart, Directeur honoraire de recherches à l’Inserm
Benoît Teste, Secrétaire général de la FSU
Jean-Marc Thepaut, Secrétaire général de la CFDT du Morbihan
Henri Thulliez, Directeur de PPLAAF (Plateforme des lanceurs d’Alerte en Afrique)
Aurélie Trouvé, Porte parole d’Attac France
Union syndicale Solidaires
Marie Youakim, Ritimo