À l’occasion de la Journée mondiale contre le diabète, il est essentiel de se rappeler l’importance de la vigilance en matière de santé publique et de la responsabilité des acteurs du secteur médical. Parmi les figures qui se sont dressées contre les abus de l’industrie pharmaceutique, Irène Frachon occupe une place singulière. Pneumologue au CHU de Brest, elle est devenue la lanceuse d’alerte de l’un des plus grands scandales sanitaires : l’affaire du Mediator.
Le Mediator, prescrit pour le traitement du diabète et largement utilisé comme coupe-faim, a causé des milliers de victimes en raison de ses effets secondaires graves. En 2007, Irène Frachon voit sa vie bouleversée lorsqu’une de ses patientes, sous traitement avec le Mediator, présente des lésions valvulaires. Un déclic se produit pour cette future lanceuse d’alerte : les symptômes lui rappellent ceux de l’Isoméride, un médicament interdit en 1997 qu’elle avait étudié lors de son internat en 1990 à l’hôpital Antoine-Béclère[1]. Elle décide alors de mener des recherches approfondies et de rassembler des preuves concernant les risques de valvulopathie liés à la prise du Mediator. À une époque où Servier, fabricant du Mediator, exerce une forte influence dans le traitement du diabète, son engagement s’avère audacieux, voire risqué.
Après avoir informé le centre d’investigation clinique de l’hôpital, Irène Frachon alerte l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en 2009, qui décide d’interdire le Mediator la même année. Cependant, bien que le médicament soit retiré du marché, aucune alerte publique n’est diffusée, et les victimes ne reçoivent aucune reconnaissance officielle[2]. Pourtant, le Mediator a causé au moins 2 000 décès et des dizaines de milliers de cas de complications graves. Déterminée à faire éclater la vérité, elle publie alors en 2010 Mediator 150 mg : combien de morts ?, un livre que les laboratoires Servier tenteront de faire interdire. Sa publication déclenche un scandale public.
Après des années de combat, le procès historique du Mediator s’ouvre le 23 septembre 2019 à Paris, avec plus de 4 000 parties civiles. Le 29 mars 2021, les laboratoires Servier sont reconnus coupables de tromperie aggravée ainsi que d’homicides et blessures involontaires. Servier est condamné à une amende de 2,7 millions d’euros et à verser plus de 183 millions d’euros aux victimes. Cependant, avec un chiffre d’affaires de 4,7 milliards d’euros en 2019/2020 et une condamnation inférieure aux réquisitions du parquet, la sanction reste bien en deçà des réquisitions du parquet, et Irène Frachon la qualifie d’« occasion ratée ».[3] Pour la Maison des Lanceurs d’Alerte, ce jugement envoie un message en demi-teinte aux lanceurs et lanceurs d’alerte. Insatisfaits aussi du jugement, Servier et le parquet font appel.[4]
Le 20 décembre 2023, Servier est finalement condamné par la cour d’appel de Paris, confirmant les accusations portées contre le laboratoire. La cour sanctionne dans sa décision ce qu’elle considère comme, “une politique de commercialisation et de communication du groupe Servier qui consiste systématiquement à privilégier les intérêts financiers au détriment, y compris en pleine crise sanitaire, de la santé publique”.[5] Une amende de 7 millions d’euros est infligée, et Servier doit verser un montant record de 415 millions d’euros à l’Assurance Maladie, aux mutuelles et indemniser chaque victime. Cette fois, 7 650 personnes se sont constituées parties civiles. Irène Frachon a salué cette décision comme un “magnifique jugement”,[6] soulignant qu’il s’agissait avant tout d’un acte de justice pour les victimes laissées dans l’ombre pendant trop d’années.
Le combat d’Irène Frachon a permis de révéler ce scandale tout en soulevant la question sensible des liens d’intérêts entre médecins, hôpitaux et laboratoires pharmaceutiques.[7] En cette Journée mondiale contre le diabète, qui nous invite à réfléchir aux enjeux de santé publique liés à cette maladie, il est crucial de se pencher aussi sur les mécanismes garantissant la sécurité des traitements proposés aux patients. La question persiste : comment le Mediator a-t-il pu rester en circulation durant trois décennies ? Pour protéger le système médical, il est crucial que les professionnels de santé et les décideurs publics déclarent leurs liens d’intérêts, trop souvent présents et source de fragilisation du système. Après la condamnation de Servier, cette question reste un combat quotidien pour Irène Frachon.
Les lanceuses et lanceurs d’alerte jouent un rôle crucial dans la pharmacovigilance. À l’instar d’Irène Franchon, Marine Martin, qui a mis en lumière les risques de malformations et de troubles neurodéveloppementaux liés à la Dépakine, ou encore Isabelle Ellis, qui a dénoncé la toxicité des implants Essure, leur engagement est fondamental. Sans leurs alertes, des scandales comme celui du Mediator seraient restés dissimulés, à grande échelle. Leur rôle est essentiel dans un monde où la transparence et la justice doivent primer sur les intérêts financiers. Aujourd’hui, plus que jamais, la vigilance est de mise.
[1] What’s up doc ?, Irène Frachon : médecin d’alerte, 13 décembre 2022
[2] Madame Figaro, Irène Frachon, la pneumologue qui a révélé le scandale Mediator, 10 octobre 2017
[3] MLA, Verdict sur l’affaire du Mediator : plus de 10 ans après l’alerte, les laboratoires Servier sont condamnés pour tromperie aggravée, 29 mars 2021
[4] Le Monde, Irène Frachon : « Ce procès Mediator est une occasion ratée », 2 avril 2021
[5] MLA, Procès en appel du Mediator : Une décision de justice à la hauteur des enjeux, 21 décembre 2023
[6] FranceInfo, Mediator. “On a eu un magnifique jugement”. Irène Frachon réagit à la condamnation record du laboratoire Servier, 20 décembre 2023
[7] Tribune d’Irène Frachon, Vaincre le conflit d’intérêts médical, Le Monde, 5 août 2014