Lettre à Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, concernant le licenciement de la lanceuse d’alerte Emma Reilly

Nous, soussignés, condamnons la décision prise par les Nations Unies de licencier la lanceuse d’alerte des droits de l’homme Emma Reilly le 9 novembre 2021 et appelons le Secrétaire général, António Guterres, et l’Assemblée générale des Nations Unies à s’engager publiquement en faveur de réformes essentielles pour que les protections des lanceurs d’alerte des Nations Unies soient adaptées aux enjeux du 21ème siècle.

Mme Reilly fait partie d’une longue lignée de lanceurs d’alerte internes qui ont souffert pour avoir essayé de faire leur travail et de défendre le mandat des Nations Unies en matière de droits de l’homme. Les deux ne devraient pas être incompatibles.

Parmi les nombreux lanceurs d’alerte importants qui ont précédé Mme Reilly, on peut citer :

  • Caroline Hunt-Matthes, qui a dénoncé un viol dans un camp de réfugiés au Sri Lanka en 2003 – et qui a vu son contrat au PNUD résilié en conséquence – et qui n’a obtenu gain de cause qu’en 2018 après avoir persévéré dans une bataille judiciaire de 15 ans ;
  • James Wasserstrom, diplomate américain chevronné et ancien responsable de la lutte contre la corruption au sein de la mission de maintien de la paix des Nations unies au Kosovo, a été licencié et a fait l’objet d’une enquête après avoir dénoncé, en 2007, un système de pots-de-vin impliquant des fonctionnaires des Nations unies et une société de services publics locale ;
  • Anders Kompass, diplomate suédois et défenseur chevronné des droits de l’homme, qui a été effectivement contraint de quitter son poste en 2016 en tant que directeur des opérations sur le terrain au HCDH pour avoir signalé à la police militaire française des preuves d’abus sexuels sur des enfants par les forces de maintien de la paix françaises et africaines en République centrafricaine ;
  • Miranda Brown, qui a dénoncé la corruption à l’OMPI et a ensuite été licenciée du HCDH pour avoir dénoncé des preuves d’abus sexuels sur des enfants commis par les forces de maintien de la paix françaises et africaines en République centrafricaine ; et
  • Aisha El Basri, qui a quitté son poste à la mission MINUAD au Soudan en 2013 pour dénoncer publiquement la dissimulation des atrocités commises par les forces soudanaises au Darfour en 2012 et 2013. Aisha El Basri pensait raisonnablement que ses préoccupations ne seraient pas prises en compte et qu’elle devrait se battre pour sa survie si elle s’exprimait en interne – consommant ainsi un temps et des ressources précieux pour elle et l’ONU – elle a donc renoncé à une carrière de 13 ans à l’ONU qu’elle aimait afin de tirer librement la sonnette d’alarme.

 

Mme El Basri et M. Kompass ont tous deux choisi de partir plutôt que de se battre pour rester à l’ONU et faire le travail de défense des droits de l’homme auquel ils avaient consacré leur vie. Tous ces lanceurs d’alerte ont souffert pour avoir fait leur travail et alerté leur employeur de graves malversations. Aucun n’est resté à l’ONU.

Le conseil d’administration de WIN a écrit au Secrétaire général, António Guterres, à deux occasions distinctes, l’une en 2020 et l’autre au début de 2021, en détaillant la série de manquements et d’abus de procédure dans le cas de Mme Reilly. Les lettres demandaient des assurances que des mesures seraient prises pour mettre fin au traitement injuste de Mme Reilly et l’exhortaient à s’assurer que ses ordres d’avril 2018 de faire transférer Mme Reilly et de faire une médiation dans son cas soient exécutés. Aucune assurance n’a été fournie. Fait important, nous avons demandé au Secrétaire général d’enquêter de manière appropriée et indépendante sur ses graves préoccupations concernant la pratique consistant à remettre aux autorités chinoises les noms des dissidents qui fournissent des informations et des témoignages au Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Comme nous l’avons souligné dans notre lettre ouverte d’août 2021, il existe des preuves crédibles que la transmission des noms aux autorités chinoises a causé un préjudice aux familles de ces défenseurs des droits de l’homme et a donc gravement compromis leur liberté de s’exprimer sur les graves violations des droits de l’homme, notamment celles commises contre les Ouïghours. Qu’un préjudice direct puisse être prouvé ou non, une telle pratique doit faire l’objet d’une enquête appropriée et indépendante en raison de son effet dissuasif évident non seulement sur les défenseurs des droits de l’homme de Chine, mais aussi sur tous les défenseurs des droits de l’homme qui souhaitent parler librement aux Nations unies de leurs expériences et de leurs préoccupations.

Il est également juste que lorsqu’un membre du personnel des Nations Unies a une conviction raisonnable qu’une pratique ou une action susceptible de causer un préjudice se produit, s’est produite ou pourrait se produire, il soit encouragé à faire part de cette préoccupation dans l’intérêt public. La question n’est jamais seulement de savoir si une règle ou un règlement a été enfreint, il s’agit de s’assurer que le préjudice est évité et que tout autre dommage est arrêté. C’est ce que l’on entend dans le monde entier, en vertu des normes juridiques internationales relatives aux bonnes pratiques, par une divulgation d’informations d’intérêt public bénéficiant d’une protection. L’alerte vise à assurer la libre circulation des informations nécessaires à l’exercice responsable de la responsabilité institutionnelle.

Le statut d’un lanceur d’alerte qui « mérite » d’être protégé n’est pas du ressort de l’organisation elle-même qui peut l’accorder ou l’annuler, il doit être défini selon des normes juridiques claires qui reconnaissent le déséquilibre de pouvoir entre un individu qui tente de délivrer un message potentiellement difficile et la position par défaut d’une institution qui veut se protéger. En l’absence de protections juridiques efficaces qui donnent à un lanceur d’alerte une chance de survivre et lui offrent une protection s’il sort de l’institution, l’attention et l’énergie de l’institution resteront concentrées sur le messager et non sur le message. Un système fermé n’est pas un système équitable. Le résultat est que la substance du message est ignorée ou dissimulée, et que le messager est puni.

Mme Reilly a été licenciée quelques heures après la publication d’un article sur son cas dans Le Monde. Elle a été licenciée pour ses communications aux délégations des États membres et à la presse contre les ordres de l’ONU. Ces ordres ont été émis en juin 2020, près d’un an après que le juge du Tribunal du contentieux administratif des Nations Unies saisi de son affaire ait été brusquement démis de ses fonctions sans préavis, et un mois avant qu’une décision positive du président suppléant du Panel d’éthique ne confirme que Mme Reilly avait fait une divulgation protégée en 2013 et qu’elle avait subi des représailles continues qui allaient probablement aboutir à son licenciement. Cette décision a été effectivement annulée sans procédure régulière par l’administration de l’ONU en 2021, ouvrant ainsi la voie à l’ONU pour prétendre que Mme Reilly n’est pas une lanceuse d’alerte et pour la licencier pour des divulgations non autorisées. Pourtant, dans le même article du Monde, le porte-parole anonyme de l’ONU a déclaré qu’il n’était pas clair si les noms des dissidents chinois étaient toujours transmis, contrairement aux déclarations antérieures et contradictoires de l’ONU. La préoccupation de Mme Reilly reste aussi urgente aujourd’hui qu’en 2013.

Il est impératif que le Secrétaire général, Antonio Guterrez, et l’Assemblée générale de l’ONU reconnaissent maintenant que le système de justice interne de l’ONU est défaillant et qu’ils s’engagent publiquement à procéder à des réformes essentielles pour que les protections des dénonciateurs de l’ONU soient adaptées au enjeux du 21e siècle.

Nous ne sommes pas les seuls à réclamer des réformes et de nombreuses idées ont été partagées au fil des ans sur ce qui peut être fait, des réformes du système de l’ONU à la création d’un nouvel organe de contrôle. L’importance des lanceurs d’alerte pour s’assurer que nous, le public, disposons des informations dont nous avons besoin pour travailler ensemble au niveau mondial afin de protéger les droits de l’homme, de faire face au changement climatique et de survivre à des pandémies comme celle du COVID-19 est plus importante que jamais. Nous devons disposer des informations nécessaires pour demander aux décideurs du monde entier de rendre compte de leur conduite, pour pouvoir travailler ensemble sur des solutions et pour réparer les dommages causés à la planète et aux communautés. Les Nations unies doivent jouer un rôle clé dans la collecte de ces informations et la protection de ceux qui les fournissent, y compris les dénonciateurs. Et pour le faire efficacement, elle doit vraiment mettre de l’ordre dans sa propre maison.

Nous répétons ici ce que le président suppléant du Panel d’éthique a écrit dans sa décision dans le cas de Mme Reilly en juillet 2020 :

Mme Reilly « … s’intéressait aux droits de l’homme et à la protection des militants des droits de l’homme. Le HCDH a été, en vertu de la dénonciation de la plaignante, placé dans une position diplomatique très délicate par une question de droits de l’homme qu’il a eu du mal à bien gérer. Le signalement par un lanceur d’alerte d’une telle pratique, qui était contraire aux principes et valeurs fondamentaux de l’ONU, est exactement le type d’activité qui doit être protégée ; elle est bien plus importante que les infractions mineures aux règles bureaucratiques, que le système trouve beaucoup plus facile [« sic »] de classer comme protégées« . (c’est nous qui soulignons)

La protection des dénonciateurs d’intérêt public n’est plus une question de niche, si elle l’a jamais été, elle est essentielle pour faire respecter les droits de l’homme et protéger le droit du public à savoir. Les Nations unies doivent montrer la voie.

Nous restons à votre disposition pour vous aider de quelque manière que ce soit.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de nos sentiments distingués,

 

 

African Centre for Media and Information Literacy (Nigeria)

Dr. Aicha ElBasri,  ( former UN whistleblower)

Alison Tilley, Attorney (South Africa)

Blueprint for Free Speech

Campax (Switzerland)

Cathy James, Solicitor (former CE of Protect) (UK)

Centre for Free Expression, Ryerson University (CAN)

Centre for Research in Employment and Work (CREW), University of Greenwich (UK)

Daphne Caruana Galizia Foundation (Malta)

David Lewis, Professor of Employment Law, Middlesex University (UK)

Drago Kos, GRECO Chairman (form.)

Edward Patrick Flaherty, Senior Partner, Schwab Flaherty & Associes, Attorneys-at-Law (Switzerland)

Emmanuel Jacob, President European Organisation of Military Associations and Trade Unions (EUROMIL), EU

GlobaLeaks (Italy)

Government Accountability Project (USA)

Guernica 37 International Human Rights Law Chambers (UK)

James I. Wasserstrom, Founder and CEO, The Integrity Sanctuary

Kosovo Democratic Institute / Transparency International Kosovo

Maison des Lanceurs d’Alerte (France)

Martin Bright, Acting Editor, Index on Censorship (UK)

Martin Jefflén, former Eurocadres President, initiator of WhistleblowerProtection.EU

OBC Transeuropa (OBCT)

Oziveni (Czech Republic)

Peter A. Gallo, Attorney (and former UN Investigator)

Pan African Anti-Corruption Network, UNIS

Parrhesia Inc (UK)

Pištaljka (Serbia)

Platform to Protect Whistleblowers in Africa (PPLAAF)

Protect (UK)

SpeakOut-SpeakUp Ltd (United Kingdom)

South East Europe Media Organisation (SEEMO)

The Signals Network (USA and France)

Transparency International

Transparency International Cambodia

Transparência Internacional Portugal

Transparency International Slovakia

Transparency International Slovenia

Transparency International Ireland

Transparency International Italy

Xnet (Spain)

WBN – Whistleblower Netzwerk (Germany)

Whistleblowing International Network